Les Innocents
de Sylvie HUGUET

Thriller psychologique

 

I

GILLES

Région parisienne, 14-15 juillet 1992

 

La journée n’a pas été facile. Outre ma visite à Lionel, que je redoute toujours, me voilà désormais inquiet pour Othello, qu’apparemment les infirmités de l’âge n’épargnent plus. Il y a plus de quatorze ans que je profite de sa présence, ce qui est déjà beaucoup, mais, tant qu’il restait capable de me suivre dans mes déplacements quotidiens malgré les atteintes de l’arthrose, je ne voulais pas songer à la perte inévitable. Mon chien m’a toujours apporté un grand réconfort, et c’est avec beaucoup de tristesse que je me vois confronté à son déclin brutal.

C’est en début d’après-midi que je me suis rendu à la centrale de Poissy, après avoir pris soin de téléphoner quelques jours auparavant. Moi qui ai envoyé en prison tant de criminels, j’ignorais, je l’avoue, que les visites n’ont lieu que les jours fériés et les week-ends, et qu’il est nécessaire de prendre date rapidement pour réserver un parloir, faute de quoi toutes les places sont prises. Bien que ces rencontres me soient pénibles, j’essaie de venir toutes les semaines, peut-être pour me punir. Je choisis d’habitude le dimanche, et mon ex-femme le vendredi, ce qui nous permet de nous éviter et de raréfier les occasions de querelle. Clotilde me tient toujours pour responsable des crimes qu’a commis notre fils. Elle a peut-être raison, et c’est moi, plus que lui, qui suis poursuivi par le remords. Comme je le répète souvent à Olivier, sans doute n’ai-je pas su aimer Lionel suffisamment pour faire litière des déceptions qu’il me causait. Le jugement sévère que j’ai très tôt porté sur lui a pu le braquer non seulement contre moi, mais contre tout ce que je représentais. À père commissaire, fils criminel. Mais je ne pouvais supporter l’incuriosité de son esprit, la vulgarité de ses goûts, son mépris arrogant des livres, et cet intérêt exclusif pour l’argent et les biens qu’il procure. Il est possible d’ailleurs qu’il ait accentué ces traits pour me provoquer et me déplaire. Mais, quand je suis lassé de battre ma coulpe, je suis tenté d’accuser à mon tour sa mère d’avoir flatté ce matérialisme grossier en devançant toujours ses désirs par des achats déraisonnables. Il reste qu’il a quand même réussi à me surprendre en se maintenant en prépa, ce dont je ne l’aurais jamais cru capable. Après quoi il a triché aux concours, avec la complicité d’un ami qu’il a par la suite abattu de sang-froid pour préserver son secret ; ce qui l’a conduit à tuer un autre garçon, qui avait découvert le pot-aux-roses et qui le faisait chanter. Depuis, je m’épuise à tenter de comprendre sans y parvenir. Je lui ai trouvé les meilleurs avocats, je suis convenu avec eux de me charger au procès en accentuant le délaissement affectif dont il avait souffert de ma part. Mais j’ai beau me sentir coupable, cette explication ne me satisfait pas. Si excessives qu’aient pu être mes exigences, reste entre la façon dont je l’ai traité et ce qu’il a fait un abîme que je n’arrive pas à combler, quelque bonne volonté que j’y mette. Olivier me dit parfois que je me torture en vain : en bon lecteur de Dostoïevski, il m’assure qu’il est des êtres qui choisissent librement le mal dans l’acception métaphysique du terme. En tout cas, les jurés n’ont guère suivi la défense ; ils lui ont refusé toute circonstance atténuante et l’ont condamné à vingt-cinq ans de prison ferme, la période de sûreté se montant à dix. L’appel a confirmé le jugement. S’il obtient une réduction de peine, il pourra sortir vers quarante ans. Aura-t-il alors pris suffisamment conscience de ses crimes – deux assassinats, et un troisième en projet ! – pour s’amender ? Trouvera-t-il en lui l’énergie et le désir de reconstruire sa vie ? Depuis le début de sa détention, il a repris ses études et passé avec succès une licence de physique. Je vois là un signe encourageant.

La circulation était fluide entre Rueil et Poissy. Je me suis garé près de la collégiale, et j’ai enjoint à Othello de faire bonne garde en mon absence. Soucieux de son confort, j’avais pris soin de choisir une place à l’ombre, et qui le resterait les heures suivantes. J’ai ménagé un courant d’air en entrouvrant les vitres, et j’ai déposé près de lui une écuelle d’eau. Avant de le quitter, j’ai fourragé à deux mains dans son épaisse collerette grise, et j’ai senti la douceur chaleureuse de son sous-poil. J’avais besoin de prendre courage avant un entretien qui se révèlerait sans doute aussi difficile que les autres. Quand je me retrouve face à Lionel, je suis toujours emprunté et mal à l’aise, et lui souvent agressif. Entre nous, la communication n’a jamais été aisée, et n’est pas facilitée par le contexte du parloir.

Comme d’habitude, je me suis soumis à un rituel compliqué auquel mon statut de commissaire n’autorise aucune dérogation. Au contraire, le directeur me bat froid, craignant sans doute que je n’exige des faveurs et mettant un point d’honneur à les refuser d’avance. Je suis donc passé encore une fois par toutes les étapes qui sont imposées aux visiteurs. J’ai dû justifier de mon identité en produisant les papiers adéquats, quoique tous les matons commencent à me connaître, j’ai déposé mon portefeuille au vestiaire, je suis passé sous le portique de sécurité, je me suis soumis à une fouille, toujours aussi désagréable. Ensuite, dans des conditions de confort rudimentaires, j’ai attendu une bonne demi-heure qu’on appelle mon nom, avant d’être enfin introduit au parloir, une grande salle sonore où sont disposées des tables et des chaises. De minces cloisons les isolent, formant des manières de boxes qui offrent un semblant d’intimité au détenu et à ses visiteurs. Je me suis assis à l’endroit désigné par le gardien, en me demandant de quelle humeur j’allais trouver Lionel.

Elle n’était pas bonne. Il arriva comme à regret, le pas traînant, le front buté, et s’installa sans un mot, les coudes sur la table. Je me taisais moi aussi. Enfin, après quelques instants de silence, je compris qu’il ne me saluerait pas le premier. Je lui dis d’un ton neutre :

« Bonjour, Lionel.

  Bonjour, fit-il sans me regarder.

  Tu n’as pas l’air content de me voir.

  Je devrais l’être ? Je ne vois pas pourquoi. Ils me font subir après la visite une fouille complète, je n’ai pas besoin de te faire un dessin. Comme si tu allais me passer quelque chose d’interdit. Toi ! Avec ton respect des règlements.

  Je me plie plus facilement que toi aux règles, c’est certain. »

Il m’était arrivé de les enfreindre, plus qu’il ne l’eût jamais cru, mais ce n’était pas le lieu de le lui dire et d’ailleurs ce secret n’était pas seulement le mien. Quant à la conversation, elle commençait mal, mais j’avais l’habitude de cette hostilité hargneuse, que je subissais comme une pénitence. Je ne me laissai pas décourager.

« Tu pourrais au moins apprécier l’occasion de sortir de ta cellule et de parler avec quelqu’un. On a peu de contacts dans ta situation. »

Il s’anima un peu et cracha rageusement :

« Des contacts ? Il n’y en a jamais eu entre nous. Je te l’ai déjà dit, on ne s’est jamais parlé. Pourquoi commencer maintenant ? »

En effet, il me l’avait déjà dit, et je résistai à l’envie de lui donner raison ; nous n’avions rien en commun, j’en avais souvent fait l’expérience. À quoi bon s’obstiner, quand tout proclamait la vanité de ces efforts ? Soucieux que j’étais de me racheter, je refoulai néanmoins mes doutes, peu propices au rapprochement que je tentais d’établir.

« Si nous avions parlé plus tôt, peut-être ne serais-tu pas là où tu en es, fis-je avec une platitude que je maudis en moi-même, et qui apparemment ne lui échappa pas.

  Laisse tomber le baratin des avocats et le rôle de père attentionné, ça te va très mal. De toute façon, tu t’y prends trop tard. Et c’est moi que ça regarde, si j’en suis là où j’en suis. »

C’est moi que ça regarde, disait-il. Était-ce seulement pour me rabrouer ou commençait-il à s’assumer enfin, lui qui jusque-là s’était toujours défaussé de ses actes ? C’est ce que je voulus croire, parce que c’était un progrès. Il y eut ensuite un silence, que je rompis en choisissant un nouvel angle d’approche.

« Tu n’as besoin de rien ? Je peux faire quelque chose pour t’apporter plus de confort ? 

  T’occupe. Maman fait déjà tout ce qu’il faut. »

J’encaissai sans mot dire, et changeai à nouveau de sujet.

« En tout cas, je suis content que tu aies réussi tes examens. C’est courageux de ta part d’avoir repris des études.

  Tu l’as déjà dit. D’ailleurs, pas sûr que je continue. Ici, je ne vois pas à quoi ça pourra bien me servir.

  Ça t’ouvre d’autres horizons, ce n’est déjà pas si mal. Et puis, tu sortiras un jour.

  C’est pas demain la veille, ricana-t-il en haussant les épaules.

  Si tu vises une maîtrise, et ensuite un doctorat, poursuivis-je comme s’il n’avait rien dit, tu peux envisager une carrière de chercheur.

  Chercheur ? Ça rapporte des clopinettes ! »

J’eus un haut-le-corps. Il avait réussi à me mettre hors de moi.

« Alors, c’est vraiment tout ce qui t’intéresse ? Décidément, tu ne changeras jamais ! Je te laisse, ajoutai-je en me levant bien avant l’heure. Il n’y a rien de bon à tirer de toi, je l’ai toujours pensé ! »

Il me regarda enfin, comme s’il avait précisément attendu de moi ces paroles dures, content que j’aie répondu à ses provocations.

« Eh bien là, je te reconnais, s’exclama-t-il en me fixant d’un air de défi. Je te le répète, ça ne te va pas, de jouer les pères attentionnés. Tu vois que je sais exactement comment te faire sortir de tes gonds. »

J’hésitai quelques secondes, et décidai de me rasseoir. Ce n’était pas la première fois qu’il jouait pareil jeu, et je m’y étais encore laissé prendre. Je le laissai savourer sa petite victoire. Au stade où nous en étions, de telles passes d’armes restaient peut-être la seule manière d’établir un lien. À nouveau, son regard se détourna, fixant un point dans le vide.

« En fait, je crois que je vais la préparer, cette foutue maîtrise, dit-il d’un ton désinvolte. J’ai fait une demande pour m’inscrire. Ça ne servira peut-être à rien, mais ça m’occupera.

  Tu pourrais t’occuper plus mal. »

Comme si l’échange précédent avait purgé nos rapports, la conversation devint plus facile. Je m’exprimais avec précaution, pour ne pas compromettre cet apaisement précaire, et je crois que lui aussi prenait soin de ne plus me provoquer. Il me fit encore quelques réflexions qui me choquèrent par ce qu’elles révélaient de son amoralisme tranquille, mais ce fut sans le vouloir, et les silences qui s’installèrent entre nous furent moins tendus que j’aurais pu le craindre. À la fin de notre entrevue, il me surprit en me demandant de lui faire parvenir des livres.

« Quel genre de livres ? lui demandai-je en tentant de dissimuler mon étonnement.

Puis :

  Il doit bien y avoir une bibliothèque ici ? »

Il me répondit qu’il ne savait que choisir.

« Envoie-moi, ajouta-t-il, le genre de bouquins que tu apprécies. Ou alors, demande à ton pote Olivier de le faire à ta place.

  Tu ne vas pas me dire que tu veux lire des classiques ? répliquai-je, de plus en plus stupéfait.

  Pourquoi pas ? Maintenant que tu ne m’y forces plus. Je laisserai tomber si ça m’emmerde, mais je peux refaire un essai. Voir si je suis vraiment trop bête pour comprendre.

  Très bien. Ce n’est pas moi qui te déconseillerais de te cultiver un peu. »

Le temps dévolu à ma visite était écoulé. Je pris congé gauchement, avec un soulagement lâche. L’entretien s’était mieux déroulé que bien d’autres, dont j’étais sorti résolu à ne plus venir me faire insulter sans profit pour personne, mais il m’avait quand même éprouvé. Je dus encore me plier à la consigne qui m’imposait d’attendre, pour quitter la centrale, que Lionel eût subi la fouille au corps réglementaire, et je ne pensais pas sans malaise à l’humiliation qu’il endurait. Je songeais aussi à sa demande de livres, qui me stupéfiait toujours autant, en évitant de m’en réjouir trop tôt : je doutais qu’elle partît d’un projet bien solide, et il y avait fort à parier, comme il l’avait dit lui-même, qu’il ne poursuivrait pas sa lecture au-delà des premières pages. C’était tout de même un signe positif, qui autorisait un espoir prudent. Mais quel espoir ? La connaissance des classiques, à supposer qu’il y vienne, n’allait opérer aucun miracle, et je n’étais pas assez naïf pour croire qu’elle affinerait du même coup sa sensibilité morale.

Je poursuivis ces réflexions en me dirigeant vers ma voiture, où Othello m’accueillit avec de grandes démonstrations de joie. Je le libérai quelques instants, le temps qu’il se dégourdisse les pattes et se soulage, puis je le fis remonter à bord et je pris la direction de Saint-Germain-en-Laye. Après ma visite à la centrale, j’avais besoin de voir Olivier, de me ressourcer au contact de son amitié sans réserve. Je le savais très pris en ce moment, en tant que membre du jury, par les oraux du CAPES, mais il se trouvait libre aujourd’hui et nous étions convenus de nous retrouver à seize heures. Bien qu’il soit de plus de dix ans mon cadet, je ne me suis jamais senti autant d’affinités avec personne. J’aurais tant aimé que mon fils manifeste les mêmes qualités que lui !

Arrivé à Saint-Germain, je rejoignis rapidement sa résidence où je trouvai une place vacante sur le parking des visiteurs. Quand je m’annonçai à l’interphone, il m’apprit que l’ascenseur était en panne. Il fallut donc qu’Othello montât les deux étages, ce qu’il fit difficilement mais sans m’alarmer outre mesure, d’autant qu’il parut récupérer tout son allant lorsqu’il retrouva Ulysse, le chien que j’avais offert à Olivier des années auparavant. C’était un plaisir de les voir jouer ensemble comme deux chiots d’une même portée, quoique l’un fût le père de l’autre, sans oublier les règles de préséance qui s’étaient établies entre eux, Ulysse léchant les babines de son aîné pour manifester sa soumission.

« Vous vous rappelez, dis-je à mon ami, la première fois que nous nous sommes vus ? Vous m’avez dit : un spitz-loup, n’est-ce pas ? Or la plupart des gens n’identifient pas cette race. J’ai pensé que vous étiez forcément fréquentable, puisque vous aviez une telle connaissance des chiens.

  Moi aussi, je vous ai trouvé fréquentable, parce que vous en aviez un. »

Nous sourîmes ensemble, puis lorsque je lui eus raconté mon entretien avec Lionel, je l’interrogeai sur les oraux du CAPES.

« C’est épuisant, me dit-il. Je regrette d’avoir accepté cette charge. J’ai été flatté qu’on me la propose, et je suis puni de ma vanité. Sans compter qu’elle m’empêche d’écrire. Je n’ai pas progressé d’une ligne depuis le début du concours.

  Ce n’est que partie remise : les épreuves s’achèvent dans quinze jours. Et vous avez déjà bien avancé dans votre prochain livre. Vous le terminerez d’ici quelques mois.

  Il faudra d’abord que je récupère mes forces. Pour l’instant, je suis vidé. »

Je le regardai plus attentivement, frappé soudain par sa pâleur, par les cernes qui soulignaient ses yeux.

        à suivre...