Et les mouettes… étaient indifférentes

de Joëlle Lagesse 

 

 

 

      Introduction

 

 

 

 

Mon ami, tu m’as vraiment désarçonnée avec ta question : « Si malheureuse que ça ? »

Elle m’a fait l’effet d’un choc, et je suis restée sans réponse.

 

Tu ne l’avais pas posée en inquisiteur et sans doute même pas avec beaucoup de curiosité. Nous ne nous connaissions guère et seulement depuis très peu de temps. Au moment où nous parlions, où nous nous racontions un peu, je venais de te dire combien mes dernières années en solitaire étaient les plus heureuses de ma vie. Cette constatation énoncée simplement, naturellement, t’avait vraiment surpris. De te l’avoir spontanément dit m’avait étonnée moi-même.

 

Je ne m’étais jamais posé directement la question comme tu venais de le faire. D’ailleurs, je me demande si elle était nécessaire. Mais, nécessaire ou pas, à partir de ce moment précis, ma conscience fut prise d’un grand besoin de compréhension et d’explication. Sans que tu le réalises – comment l’aurais-tu pu ? – tu m’avais envoyée en introspection tout au fond de moi-même. Trouver une réponse me paraissait tout à coup essentiel.

 

Peut-être, sans m’en rendre compte, étais-je arrivée au temps du bilan ? Peut-être qu’une longue vie derrière soi est favorable à un regard d’ensemble. Peut-être ai-je ressenti alors une curiosité par rapport à moi-même... comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre... ? Mais peu importait la raison, je me suis mise à reconsidérer ma vie avec une objectivité que seul rendait possible le passage des années.

Toutefois, avant de revisiter ma vie pour y chercher une réponse qui la définirait en termes de bonheur ou de malheur, je peux déjà affirmer qu’il y a toujours eu pour moi de grands moments de bonheur, de joies intenses, surgis comme des lames de fond, submergeant tout. Comme par un effet purificateur.

 

Il suffit souvent que je descende sur notre plage, que mes orteils nus laissent passer entre eux le sable blanc, doux et si fin ; il suffit que, tournée vers le point d’où le soleil va émerger juste devant moi, je ferme les yeux, que j’aspire voluptueusement le vent salé du large, pour sentir monter en moi des vagues de bonheur pur. J’entends alors simultanément le bruit sourd et mélancolique des récifs au loin et, tout près, le clapotis léger des vaguelettes qui viennent mourir sur la plage.

 

Seul, un pêcheur, faisant silencieusement glisser sa pirogue avec sa perche, atteste d’une autre présence. Nous sommes, lui et moi, parallèlement, parfaitement en osmose avec cette nature dont la perpétuelle musique de fond est tout de même un peu triste.

 

Et je me demande s’il y a toujours un fond de tristesse dans le bonheur. Ou si l’on trouve des traces de bonheur mêlées à la tristesse ?

 

Ma vie, je le sais bien, est un entremêlement de périodes malheureuses, de mélancolies inexpliquées, de moments de tristesse, de découragements profonds, mais aussi de temps d’émerveillement, de satisfactions profondes, de joies, de bonheurs, d’espérance et même d’euphorie. Dans ces conditions, comment répondre à ta question-remarque : « Si malheureuse que ça ? » Je l’ai été sans doute assez par moments pour justifier ce mur protecteur érigé comme une armure intérieure, pour protéger mes vulnérabilités exagérément sensibles. Mais, quoi qu’il en soit, mon indéfectible joie de vivre refait surface. C’est une disposition de l’âme sur laquelle je sais pouvoir absolument compter.

 

La vie, notre vie, j’ai toujours eu tendance à la comparer à un arbre qui grandit et se développe à partir de ses racines. Un arbre ne peut puiser sa sève que dans le sol même où il est enraciné. Si j’utilise cette comparaison en ce qui me concerne, je suis consciente que le pivot de ma vie d’adulte n’a pas plongé dans le sol qui lui aurait le mieux convenu. Je me suis sentie si souvent en décalage avec mon entourage direct ! En décalage, et même en contradiction. Cette prise de conscience fut infiniment lente et longue. Lorsque cet état des choses fut enfin défini, mes racines étaient déjà solidement implantées dans leur sol. Indéracinables.

 

Mon ami, en cherchant une réponse à ta question de quatre mots, je me suis spontanément retrouvée au milieu de ma vie. J’avais trente-cinq ans et je vivais le moment le plus difficile de mon existence. Le plus triste aussi, dont les traces ne se sont jamais totalement effacées.

 

Cet épisode, je l’avais consigné, jour après jour, dans des petits carnets auxquels je me confiais. Je ne les ai pas souvent relus : ils ont toujours eu le pouvoir de me bouleverser, de me mettre l’âme à l’envers, de creuser au fond de moi un abîme d’émotions, comme si les années n’avaient pas passé, comme si j’étais encore aussi vulnérable qu’en ce lointain moment, lorsqu'ils me tenaient lieu de confidents.



 

 

1       Début de voyage

 

 

 

J’avais trente-cinq ans. J’étais sur un paquebot faisant route vers Marseille. Pas la route normale par le canal de Suez. Celui-ci était fermé à la navigation depuis quelques mois, suite à la guerre des Six-Jours. De l’océan Indien, les routes maritimes vers l’Europe devaient alors contourner le cap de Bonne Espérance, comme au temps des galions de la flotte portugaise. 

 

Avec mon mari Gilles, nous partions, par cette voie très lente, vers l’Europe pour de longues semaines. Ce n’était pas encore la mode des croisières. C’était encore le temps des lignes maritimes assurant le transport de passagers qui pouvaient se permettre de prendre du temps pour arriver à destination. Ces déplacements lents étaient par eux-mêmes des sortes de vacances, le trajet étant jalonné par des ports à visiter. Sur un bateau, on vit comme en parenthèse du monde et surtout de sa propre vie. Nous avions donc devant nous trente-cinq jours tout à fait atypiques.

 

Si j’étais contente de me trouver en vacances, j’étais en même temps et depuis quelque temps déjà, habitée par un malaise intermittent dont je ne pouvais définir la cause. Mais il refaisait surface, inlassablement. Ce malaise avait été provisoirement occulté pendant la période d’organi­sation de ce voyage dans laquelle j’avais dû m’investir à plein temps. Il y avait eu tant de choses à prévoir, aussi bien pour la vie familiale que pour la vie professionnelle !

Les longs départs impliquent une longue séparation. Ils partagent nécessairement. On est heureux et malheureux à la fois. On laisse toujours derrière soi quelque chose, des personnes auxquelles on tient. C’était le moment que je n’aimais vraiment pas. Je m’étais durcie, bardée, pour dire au revoir à nos deux enfants qui nous avaient accompa­gnés au bateau avec une partie de la famille.

 

Je ne voulais pas, vu la chance que j’avais de m’évader vers d’autres horizons, me laisser aller en m’attendrissant trop, en pensant au côté triste du départ, ce qui me mettrait l’âme à l’envers. Je ne voulais surtout pas que la carapace derrière laquelle je me protégeais confortablement, vieille habitude bien solide, arrive à craquer, là, en public.

 

Précédé par le bateau-pilote qui servait d’éclaireur, le navire avait largué ses amarres et commençait à glisser tout doucement vers la sortie du port. Sur le talus du jardin au bord de l’eau, agitant des mouchoirs, était rassemblée notre famille. Ces mouchoirs agités, c’était un peu ridicule, mais en même temps triste. Ma gorge était serrée en voyant s’amenuiser les silhouettes de ceux que j’aimais et que je laissais quand même.

 

Mon amie de toujours, Colette, nous accompagnait jusqu’à Durban. Sa compagnie m’avait toujours été vraiment bénéfique. J’en étais donc très heureuse. Gilles, mon mari, affichait, lui, à ce moment, ce visage particulier qu’il ne porte qu’en vacances et que je ne pouvais m’empêcher de trouver niais... Au lieu de m’en réjouir, je m’étais sentie agacée.



 

 

2       La vie à bord

 

 

 

 

La vie à bord d’un paquebot rassemble tout un groupe de personnes que le hasard réunit et qui n’auront pas d’autres possibilités que de vivre ensemble pendant plusieurs semaines ; vivre ensemble en désœuvrés, après avoir pour la plupart coupé les amarres, au propre comme au figuré, avec leurs vies normales. Pour l’instant nous étions circonscrits en vase clos et chacun allait avoir à faire le choix de remplir son temps comme il le pourrait ou qu’il le voudrait. Mais toujours conditionné par cet espace fermé.

 

Ce n’était pas encore l’ère de la communication telle que nous la vivons maintenant. Intelsat, le premier réseau commercial de communication internationale par satellite géostationnaire, venait tout juste d’être mis en orbite. Encore très onéreux, il fallait être équipé pour pouvoir l’utiliser.

 

Il est difficile actuellement d’imaginer qu’il nous fallait attendre d’arriver à un port pour apprendre, par lettres écrites depuis parfois plusieurs semaines, qui avaient voyagé dans des sacs postaux, transitant à toutes sortes de points sur la Terre, les nouvelles de ceux restés derrière soi. Circulant sur les océans, on était vraiment coupé du monde et de son monde.

 

C’était dans ce vase clos, délestée de mon travail, de mes responsabilités familiales, dans cet environnement social éphémère, que j’allais me retrouver sans un seul lieu de solitude, sauf la cabine que je partageais évidemment avec un mari dont la présence était arrivée à m’irriter souvent.

 

Si je savais que la vie à bord allait être une vie futile, reposante en somme, où ne compteraient que les amusements, les bons repas, le plaisir de bien s’habiller, l’attente curieuse des escales, je ne m’attendais vraiment pas à y ressentir ce besoin devenu impératif d’auto-analyse. Ce besoin de comprendre où j’en étais.

 

Je fus la première à en être surprise. Je ne savais même pas comment m’y prendre. Ni quand, ni où, dans ce contexte de vie à bord, très superficiel. Il y avait en moi comme un flou. Je me sentais un peu spectatrice de moi-même.

 

Et je me disais qu’il n’y avait cependant pas d’urgence, que laisser les choses se préciser d’elles-mêmes était sans doute ce que je pouvais faire de mieux. Je ressentais une vraie réticence à pénétrer dans ce malaise pour en chercher les raisons. Je me trouvais des prétextes pour renvoyer cette démarche que je pressentais dérangeante. Habitée par une vraie crainte, je m’accrochais à ce recours à la facilité.

 

 

         à suivre...