Il neige sur la lune
de Daniela BELCANTO


Quand la lune est pleine,
elle commence à décliner.

Proverbe japonais

CATALOGUE
Romans
Romans jeunesse
Nouvelles
Poésie
Récits, Témoignages
SF, Fantastique

NOS AUTEURS

NOS PARTENAIRES

NOUS CONTACTER

Ma naissance

  

L’hôpital se trouvait à seize kilomètres de la maison.

– Masaru, n’oublie pas ton manteau ! 

Le vent froid s’engouffra dans le hall et mon père claqua la porte derrière lui d’un coup sec. La neige implacable envahissait le village, prémices d’un hiver glacial qui allait s’abattre avec force sur le nord du Japon. Les habitants s’étaient calfeutrés chez eux et il était le seul à braver les rafales de vent qui soulevaient par intermittence la couche fraîche de flocons. Les trottoirs glissants ralentissaient sa course. Il arriva devant la voiture recouverte d’une fine pellicule de neige. Il mit en marche le moteur et le chauffage au maximum puis se gara devant la maison où l’attendait ma grand-mère, une petite valise à la main. Il descendit et ouvrit le coffre. Elle s’était avancée jusqu’à lui et il essaya de lui retirer la valise.

– Pourquoi as-tu mis autant de temps, Masaru ? Les contractions se rapprochent !

Elle était nerveuse et s’agrippait à la valise comme à une bouée de sauvetage.

– Je m’occupe de cette valise, toi, va chercher Naoko, dépêche-toi !

 Ma mère attendait, allongée sur le divan. Elle avait déjà revêtu son manteau. Son bonnet de laine et son écharpe étaient posés sur son ventre. Lorsqu’elle vit apparaître mon père, elle lui sourit. Elle le connaissait et elle savait qu’elle devait le rassurer.

– Ne t’inquiète pas, Masaru, je vais bien.

Il l’aida à se lever et ils sortirent en se serrant les mains.

Ma grand-mère, assise à l’arrière de la voiture, avait passé la tête entre les deux sièges avant et suppliait mon père d’être prudent. Il démarra. Les phares de la voiture éclairaient la route plongée dans l’obscurité. Les faisceaux lumineux se mélangeaient aux confettis poudreux. Peu de voitures circulaient et bien que la route fût dégagée, les flocons réduisaient la visibilité. Ma mère restait calme, seule sa respiration s’accélérait lorsque je lui communiquais mon désir de découvrir le nouveau monde. Elle se réjouissait de me rencontrer et jusqu’alors la douleur était supportable. Elle regarda par la vitre latérale Elle trouvait magique que la neige ait décidé de tomber cette nuit. Le paysage défilait sous ses yeux et de rural il devint citadin.

Ils arrivèrent sains et saufs devant la bâtisse grise en béton et quelques heures plus tard, je poussais mon premier cri. J’émis ensuite de petits braillements stridents qui incitèrent ma grand-mère à se boucher les oreilles et ce geste impulsif lui fit perdre le renseignement essentiel annoncé par la sage-femme : « C’est une fille ». Elle m’ausculta, conclut que tous les organes vitaux étaient parfaits puis m’enveloppa dans un drap blanc et propre. 

– Le bébé est en bonne santé, dit-elle d’une voix monocorde.

Ma grand-mère, qui cette fois reçut l’information, émit un soupir de soulagement et sans plus attendre se dirigea vers la sortie. La sage-femme me déposa avec douceur contre la poitrine de ma mère. Les yeux lourds de fatigue, elle jeta un coup d’œil à l’horloge métallique placée au-dessus de la porte et inscrivit sur le rapport les informations sur ma naissance : 4 h 26, 49 cm, 3 kg 125 g. Elle se mit à désinfecter les ustensiles un à un, espérant secrètement ne plus devoir s’en servir ce matin-là. Elle venait de passer des heures dans la salle d’accouchement et après trois naissances d’affilée, elle ne rêvait que d’une chose : rentrer chez elle et dormir.

Derrière la porte de la salle s'étirait un étroit et long couloir, et dans ce couloir, il y avait mon père. Il portait un pull à grosses mailles et passait nerveusement les doigts au travers. Il n’était pas encore concevable au Japon qu’un homme puisse assister à la naissance de son enfant et il était inquiet, voire frustré, de ne pas être présent aux côtés de sa femme. Son attente n’était interrompue que par les va-et-vient fantomatiques des infirmières de nuit et les chuintements de leurs pas feutrés sur le sol en vinyle gris clair exacerbaient son anxiété. Il se demandait combien de temps il allait encore supporter ces crissements spongieux sans se mettre à hurler, lorsqu’il aperçut sa mère pousser les lourds battants de la porte. Il ne put s’empêcher de courir vers elle.

– Ils se portent tous deux à merveille, lui dit-elle.

– Un garçon ! s’exclama mon père.

Cette annonce pétrifia ma grand-mère dont les yeux bridés devinrent presque ronds.

– Un garçon ?

Les coins de ses lèvres s’affaissèrent. Elle réalisa soudain qu’elle ignorait si j’étais un garçon ou une fille. Comment avait-elle pu oublier de s’informer sur le sexe de l’enfant ? Et surtout pourquoi cette écervelée de sage-femme ne le leur avait-elle pas dit ?

– Je suis désolée, tout ce que je sais c’est que c’est un bébé en bonne santé, gémit-elle. Je reviens tout de suite.

Elle s’excusa en s’inclinant vers l’avant et marcha à reculons vers la salle qu’elle venait juste de quitter. Une fois qu’elle entra en contact avec la porte, elle faufila son visage entre les battants. Il l’entendit crier : « Vous m’avez dit que c’était un bébé, ça je le savais, mais le sexe, vous ne l’avez pas dit, de quoi ai-je l’air devant mon fils ! ». La sage-femme balbutia : « Féminin » et n’arrivait pas à se souvenir si effectivement elle avait omis de le mentionner, mais elle n’avait même plus la force de faire le moindre effort pour solliciter ses neurones et puis cette femme lui donnait l’impression de ne vouloir écouter personne.

Les yeux rivés au sol, ma grand-mère rectifia le regrettable quiproquo.

– Elles se portent à merveille.

Mon père s’appuya contre le mur. Voir grandir le sosie de sa femme, quelle belle perspective ! Il était loin de se douter que j’avais hérité des traits de son visage.

 De retour dans la chambre 308 de la maternité et me tenant serrée au creux de ses bras, ma mère me dévorait des yeux. Un soubresaut naturel secoua mon corps mais fit aussitôt naître chez elle une angoisse inattendue. Elle ne voulait pas paraître faible et appréhendait surtout de ne pouvoir contenir son désarroi devant sa belle-mère qui l’observait discrètement du coin de l’œil. Elle manqua d’air.

– Masaru, pourrais-tu aérer la chambre quelques   secondes ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

– Certainement !

Mon père écarta d’un coup sec les rideaux de la fenêtre malgré le murmure réprobateur de sa mère qui craignait déjà le pire pour moi. Il était heureux de pouvoir exaucer le désir de sa femme, lui qui s’était senti si inutile durant ces dernières heures. La neige n’avait pas cessé de tomber et la tempête annoncée s’était abattue impitoyablement sur la ville. Les rues désertes étaient recouvertes d’une épaisse couche blanche qui atteignait déjà plus de trente centimètres. Malgré tout, il ne craignait pas de devoir braver la tempête et désirait ramener au plus vite sa famille à la maison. Les hôpitaux avaient en effet le pouvoir de le plonger dans des états d’âme fébriles. Peu importait la raison pour laquelle il devait s’y rendre, quitter ces établissements lui procurait toujours le sentiment d’avoir échappé à un mal menaçant. Il faisait encore sombre dehors mais l’aube n’allait pas tarder à dévoiler les montagnes enneigées bordant la ville. Lui, sa femme et sa petite fille – les larmes lui montèrent aux yeux en pensant à moi, derrière lui, et qu’il n’avait pas encore osé prendre dans ses bras – seraient probablement les premiers à découvrir ce spectacle enchanteur. Quelques étages plus bas, devant l’entrée de l’hôpital, la sage-femme retira son bonnet et ses gants de laine en gémissant de désespoir : ni elle ni personne ne pourrait emprunter les routes avant des heures.

Le givre avait cristallisé les flocons agglutinés autour des carreaux et mon père tira la fenêtre à plusieurs reprises avant qu’elle ne cédât sous la pression de ses mains. Les battants vitrés se séparèrent dans un léger craquement, laissant aussitôt un vent frais s’engouffrer dans la chambre, poudrant de-ci de-là la pièce de neige. Ma grand-mère courut chercher son manteau et l’étala rapidement sur le lit. Un flocon à l’éclat adamantin flotta devant ses yeux et finit sa route sur ma joue où il se transforma en une minuscule gouttelette. Ma mère approcha ses lèvres de ma peau et l’aspira d’un délicat baiser.

– Yukiko, énonça-t-elle en prenant une bouffée d’air revigorant.

Elle regarda mon père qui acquiesça d’un large sourire. Elle évita toutefois de croiser le regard de sa belle-mère, qui alla refermer la fenêtre en objectant que c’était une drôle d’idée de changer de prénom à cause du climat. Elle en appela au bon sens de son fils. Il fallait suivre la tradition.

– Yukiko ? Ne dites pas de bêtises ! J’ai calculé le nombre de traits de kanji que forment ensemble le nom et le prénom de ma petite-fille, et j’ai consacré du temps pour trouver la combinaison qui lui porterait chance !

Mon père se dirigea vers le lit et me prit enfin dans ses bras. Il me berça puis regagna la fenêtre. Il souffla de l’air chaud sur la vitre et, emprisonnant l’index de ma grand-mère dans sa main, inscrivit Yukiko. Les traits s’évaporèrent lentement, ne laissant qu’un mince film ombragé sur leur sillage. Ma grand-mère soupira. Il ne lui restait plus qu’à espérer que sa petite-fille épousât un homme dont le nom rééquilibrerait sa fortune. Il est vrai que ma mère allait parfois regretter le choix spontané de mon prénom, accablée par les remontrances répétitives de sa belle-mère, pour qui il ne faisait aucun doute que signifier neige avait déteint sur sa petite-fille de nature secrète et froide.

à suivre...