Epitaphes
de Tom NOTI

“Nobody said it was easy
No one ever said it would be this hard
Oh take me back to the start”

 

 

Première partie

Une valse à deux temps

Bordeaux, 1955

 

 

Chapitre 1

 

  C’était un bel enterrement.

C’est ce que ma mère me dit en rentrant d’une énième cérémonie funéraire. 

  Si tu avais vu tout ce monde ! Les gens portaient de belles toilettes. Ils pleuraient. C’était beau. Il y a eu un Ave Maria somptueux, joué par un neveu, à la trompette. La décoration florale, aussi, était très recherchée. Rien que des fleurs blanches. Pour parachever le tout, lors des condoléances, la chanson de Berthe Sylva, Les Roses blanches, forcément. Magistral ! C’est bien simple, j’ai dû faire la queue au moins dix minutes avant de signer les registres. L’église était bondée. Des gens s’étaient déplacés de loin ! J’ai discuté avec certains qui venaient de Limoges. Limoges, te rends-tu compte ? Limoges Bordeaux pour la cérémonie de cette femme. Ça vous réchauffe le cœur, un enterrement comme cela. 

Elle vibrait d’excitation.

  Tu la connaissais bien, cette morte ?

Elle détourna le regard. Ôtant ses gants, elle les déposa sur la console de marbre. Elle acheva son petit rangement avant de me répondre : dans le placard mural de notre vestibule, son imperméable gris souris sur un cintre, ses chaussures lustrées en dessous et son sac à main sur l’étagère du haut. Elle en avait retiré son porte-monnaie. Elle enfila ses chaussons avec grâce. Enfin, elle planta ses yeux limpides dans les miens et fit tourner l’alliance à son doigt :

  Non, je ne la connaissais pas. Pourquoi ?

Je baissai le nez, un peu honteux. Elle s’approcha, m’embrassa tendrement et je sentis la marque grasse du rouge à lèvres qu’elle frotta ensuite de son index à l’ongle parfait.

  Tu es un amour. Mais la curiosité est un pêché. As-tu pensé à faire chauffer de l’eau ?

Evidemment, je l’avais fait. Il était hors de question de la décevoir. Elle s’éloigna dans le couloir en direction de sa chambre, fredonnant Voici des roses blanches, pour toi jolie maman…

J’avais neuf ans et j’aimais ma mère plus que tout au monde.

Afin d’accomplir mon devoir d’enfant chéri, je me précipitai dans notre cuisine et j’y dressai la table. J’avais un peu trop abusé de mon temps libre, en cette fin d’après-midi, traînant mes pantoufles dans notre vaste appartement. J’avais bien tenté, à contrecœur, de me lancer dans mes devoirs de français, mais le contrecœur l’emporte toujours sur la fausse conviction. Ce désir fiévreux de devenir un bon élève ne résistait pas aux barrages implacables des groupes sujets, verbaux et autres compléments de toutes sortes. Tous ces barbarismes grammaticaux féroces envahissaient mon nid douillet, tels les Huns ou les Vikings. Sanguinaires de mon enfance. L’école rendait ma vie disgracieuse alors que je n’aspirais qu’à une chose : être le plus bel enfant possible aux yeux de maman. Seulement, il y avait ces verrues de retenues mathématiques. Il y avait ces comédons de dates d’Histoire, que mon cerveau, obnubilé d’amour, tentait de conserver avec force. Mais elles fuyaient, les dates, telles des couleuvres graisseuses entre mes petits doigts d’enfant. Charlemagne, 1840…

Ce soir-là, la discussion autour de nos coquillettes blanches et notre salade porta sur ce merveilleux enterrement. Et j’en fus heureux. Heureux du ravissement funéraire de maman.

Au moment de la vaisselle, elle me demanda :

  As-tu fait tes devoirs, Charles ?

  J’ai commencé, maman.

Comme à l’accoutumée, elle ne s’attarda pas sur le sujet. Ma réussite scolaire relevait de ma seule responsabilité. Elle me répétait suffisamment que je devais bien travailler à l’école, qu’elle désirait que je sois irréprochable.

Je savais aussi que j’étais prêt à donner un bras ou une jambe pour l’être vraiment, irréprochable.

Quoique… M’aurait-elle aimé, handicapé ?

 

 

Chapitre 2

 

Il faut 459 pas pour relier la lourde porte de notre immeuble à la cour de l’école. Les 54 marches des escaliers, c’est à part. De même, ne comptent pas, dans mes calculs, les enjambées véloces qui me faisaient passer le plus vite possible devant la loge de la concierge. Cette femme hideuse me terrorise. Une sorcière. Une reine maléfique de Perrault. Moi aussi, je suis un Charles, mais mon imagination bat tant la campagne qu’aucune phrase ne vient s’écrire, se poser docilement sur les lignes de mes cahiers.

Ma mère est convaincue que la mère Oru s’est évadée d’une prison de Lisbonne pour venir se terrer sous nos pieds et profiter du laxisme de la justice française. Lisbonne, c’est au Portugal. C’est ce qu’elle m’a dit un jour. Mais c’est où le Portugal ? Par delà les mers ? Loin de ma vie, le crime. Dieu sait lequel, cette sorcière a bien pu commettre. Lisbonne, la ville du crime. Il fallait chuchoter pour dire cela. Dieu sait quelles exactions elle est encore capable d’accomplir ici à Bordeaux, rue Turenne. Bordeaux c’est comme le bord de l’eau. C’est ainsi qu’elle a dû venir, la mère Oru, par la mer. Comme une sirène mais en méchante. Et en laide. 

  Méfie-toi d’elle mais reste courtois. La politesse est mère de toute dignité, toujours. Tu lui dis « bonjour » et tu passes ton chemin. Si elle désire savoir quelque chose, réponds-lui de s’adresser directement à moi. Cette bête curieuse n’ouvre le bec que pour baragouiner des ignominies ou quémander des étrennes. 

De ce fait, lorsque madame Oru me baragouine un « bonjourch » matinal, je suppose que ses syllabes rocailleuses qu’elle me jette sont autant de petits cailloux sous les foulées de ma course effrayée. Petit Poucet. Il en est de même avec la plupart des adultes que je croise lors de mes trajets quotidiens. Tous, en fait. Des ogres. 

  Ne t’approche pas du buraliste, Charles, son regard ne me dit rien de bon. Cet homme vend des magazines affreux. Les affiches sur son kiosque sont immorales sans que jamais personne ne le lui reproche.

  De quels magazines parles-tu, maman ?

  Garde tes yeux sur le pavé, Charles. La curiosité n’est pas ton amie. Elle est mère de tous les vices.

Il en est ainsi pour le pompiste du Cours Marc Nouaux, le boucher, l’agent municipal… Ma mère m’aime tant qu’elle me protége de tout et de tous. Seul, le cocon douillet de notre appartement me met à l’abri des turpitudes de la ville et des griffes des croquemitaines.

  Pourquoi est-on obligé de se rendre chaque jour à l’école ? Je préfèrerais rester ici avec toi.

Je sais faire mouche avec cette réflexion. Son regard translucide se fixe alors sur moi. Il me semble que ses yeux s’humidifient d’émotion.

  Tu dois bien travailler à l’école afin de devenir quelqu’un de bien. Si tu n’apprends pas convenablement, tu seras une personne de peu de valeur et je serais moins fière de toi. Ton enseignant est une sainte personne, Charles. Je pense qu’il est rigoureux et juste, aussi tu dois avoir foi en son jugement et suivre ses préceptes.

Le froid glacial part de sa main posée alors sur la mienne, remonte par mes veines pour atteindre mon cœur et le cristalliser. Chaque fois, sa main sur la mienne cristallise mon cœur. Si ma mère apprenait ne serait-ce que le tiers, même la moitié, de ce que le maître pense de moi, elle ne me regarderait même plus ! Elle ne me toucherait même plus de sa main glaciale ! Main froide, cœur chaud, dit-elle.

 

 

Chapitre 3

 

Je sors de chez moi, je ferme la porte le plus silencieusement possible. C’est délicat car les gonds ne sont toujours pas graissés. La porte palière voisine, immobile, me surveille de son judas. Quand j’étais plus petit, je pensais que Judas était le nom du vilain voisin invisible derrière sa porte. Un traître qui passait ses journées à épier nos allées et venues. Plus loin, sur le palier, la porte des Férimont. Eux aussi, sont souvent absents pour des voyages. Mais pas au point d’être invisibles !

Je descends les deux étages, regardant à peine l’homme qui monte avec peine les marches. C’est le voisin du troisième. Maman dit qu’il ferait bien de travailler plutôt que de profiter de sa pension de guerre à faire des enfants. Je pense aux enfants de ma classe. Est-ce que leurs parents ont beaucoup fait la guerre ?

Passage devant la loge de la concierge, « la Morue », comme je me permets de la surnommer en moi-même. Je n’oserais jamais l’avouer à maman. Je file. Je suis le vent. Insaisissable et furtif.

A l’école, une fois la porte cochère passée, je me poste dans un coin de la cour, loin des jeux brutaux des autres garçons. Les sports, comme le football, par exemple, me sont interdits car je pourrais y laisser un lambeau de vêtement. Je joue seul contre le grillage qui nous sépare de la cour des filles. Enfin, je joue…. Je fais semblant de jouer seul. Je m’invente des histoires de jeu. Parfois, un garçon un peu plus calme que les autres me propose une partie de billes ou d’osselets. Je refuse la plupart du temps. C’est compliqué d’avoir des amis. Maman dit que les amis sont trop intrusifs, qu’ils deviennent aussitôt envahissants. Des sangsues dont on ne peut plus se défaire.

Le maître frappe dans ses mains et le cortège s’ébranle en direction de la salle de classe où je souffrirai encore de mon d’ignorance et du mépris des autres élèves. Si c’est ma guerre à moi, j’aurai beaucoup d’enfants plus tard.

        à suivre...