Première partie
Une valse à deux temps
Bordeaux, 1955
Chapitre 1
— C’était un bel enterrement.
C’est ce que ma mère me dit en
rentrant d’une énième cérémonie funéraire.
— Si tu avais vu tout ce monde !
Les gens portaient de belles toilettes. Ils pleuraient. C’était beau. Il y a eu
un Ave Maria somptueux, joué par un neveu, à la trompette. La décoration
florale, aussi, était très recherchée. Rien que des fleurs blanches. Pour
parachever le tout, lors des condoléances, la chanson de Berthe Sylva, Les
Roses blanches, forcément. Magistral ! C’est bien simple, j’ai dû faire
la queue au moins dix minutes avant de signer les registres. L’église était
bondée. Des gens s’étaient déplacés de loin ! J’ai discuté avec certains
qui venaient de Limoges. Limoges, te rends-tu compte ? Limoges Bordeaux
pour la cérémonie de cette femme. Ça vous réchauffe le cœur, un
enterrement comme cela.
Elle vibrait d’excitation.
— Tu la connaissais bien, cette
morte ?
Elle détourna le regard. Ôtant ses
gants, elle les déposa sur la console de marbre. Elle acheva son petit
rangement avant de me répondre : dans le placard mural de notre vestibule,
son imperméable gris souris sur un cintre, ses chaussures lustrées en dessous
et son sac à main sur l’étagère du haut. Elle en avait retiré son
porte-monnaie. Elle enfila ses chaussons avec grâce. Enfin, elle planta ses
yeux limpides dans les miens et fit tourner l’alliance à son doigt :
— Non, je ne la connaissais
pas. Pourquoi ?
Je baissai le nez, un peu honteux.
Elle s’approcha, m’embrassa tendrement et je sentis la marque grasse du rouge à
lèvres qu’elle frotta ensuite de son index à l’ongle parfait.
— Tu es un amour. Mais la curiosité
est un pêché. As-tu pensé à faire chauffer de l’eau ?
Evidemment, je l’avais fait. Il
était hors de question de la décevoir. Elle s’éloigna dans le couloir en
direction de sa chambre, fredonnant Voici des roses blanches, pour toi jolie
maman…
J’avais neuf ans et j’aimais ma mère
plus que tout au monde.
Afin d’accomplir mon devoir d’enfant
chéri, je me précipitai dans notre cuisine et j’y dressai la table. J’avais un
peu trop abusé de mon temps libre, en cette fin d’après-midi, traînant mes
pantoufles dans notre vaste appartement. J’avais bien tenté, à contrecœur, de
me lancer dans mes devoirs de français, mais le contrecœur l’emporte toujours
sur la fausse conviction. Ce désir fiévreux de devenir un bon élève ne
résistait pas aux barrages implacables des groupes sujets, verbaux et autres
compléments de toutes sortes. Tous ces barbarismes grammaticaux féroces
envahissaient mon nid douillet, tels les Huns ou les Vikings. Sanguinaires de
mon enfance. L’école rendait ma vie disgracieuse alors que je n’aspirais qu’à
une chose : être le plus bel enfant possible aux yeux de maman. Seulement,
il y avait ces verrues de retenues mathématiques. Il y avait ces comédons de
dates d’Histoire, que mon cerveau, obnubilé d’amour, tentait de conserver avec
force. Mais elles fuyaient, les dates, telles des couleuvres graisseuses entre
mes petits doigts d’enfant. Charlemagne, 1840…
Ce soir-là, la discussion autour de
nos coquillettes blanches et notre salade porta sur ce merveilleux enterrement.
Et j’en fus heureux. Heureux du ravissement funéraire de maman.
Au moment de la vaisselle, elle me
demanda :
— As-tu fait tes devoirs,
Charles ?
— J’ai commencé, maman.
Comme à l’accoutumée, elle ne
s’attarda pas sur le sujet. Ma réussite scolaire relevait de ma seule
responsabilité. Elle me répétait suffisamment que je devais bien travailler à
l’école, qu’elle désirait que je sois irréprochable.
Je savais aussi que j’étais prêt à
donner un bras ou une jambe pour l’être vraiment, irréprochable.
Quoique… M’aurait-elle aimé,
handicapé ?
Chapitre 2
Il faut 459 pas pour relier la
lourde porte de notre immeuble à la cour de l’école. Les 54 marches des
escaliers, c’est à part. De même, ne comptent pas, dans mes calculs, les
enjambées véloces qui me faisaient passer le plus vite possible devant la loge
de la concierge. Cette femme hideuse me terrorise. Une sorcière. Une reine
maléfique de Perrault. Moi aussi, je suis un Charles, mais mon imagination bat tant
la campagne qu’aucune phrase ne vient s’écrire, se poser docilement sur les
lignes de mes cahiers.
Ma mère est convaincue que la mère
Oru s’est évadée d’une prison de Lisbonne pour venir se terrer sous nos pieds
et profiter du laxisme de la justice française. Lisbonne, c’est au Portugal.
C’est ce qu’elle m’a dit un jour. Mais c’est où le Portugal ? Par delà les
mers ? Loin de ma vie, le crime. Dieu sait lequel, cette sorcière a bien
pu commettre. Lisbonne, la ville du crime. Il fallait chuchoter pour dire cela.
Dieu sait quelles exactions elle est encore capable d’accomplir ici à Bordeaux,
rue Turenne. Bordeaux c’est comme le bord de l’eau. C’est ainsi qu’elle a dû
venir, la mère Oru, par la mer. Comme une sirène mais en méchante. Et en
laide.
— Méfie-toi d’elle mais reste
courtois. La politesse est mère de toute dignité, toujours. Tu lui dis
« bonjour » et tu passes ton chemin. Si elle désire savoir quelque
chose, réponds-lui de s’adresser directement à moi. Cette bête curieuse n’ouvre
le bec que pour baragouiner des ignominies ou quémander des étrennes.
De ce fait, lorsque madame Oru me
baragouine un « bonjourch » matinal, je suppose que ses
syllabes rocailleuses qu’elle me jette sont autant de petits cailloux sous les
foulées de ma course effrayée. Petit Poucet. Il en est de même avec la plupart
des adultes que je croise lors de mes trajets quotidiens. Tous, en fait. Des
ogres.
— Ne t’approche pas du buraliste,
Charles, son regard ne me dit rien de bon. Cet homme vend des magazines
affreux. Les affiches sur son kiosque sont immorales sans que jamais personne
ne le lui reproche.
— De quels magazines parles-tu,
maman ?
— Garde tes yeux sur le pavé, Charles.
La curiosité n’est pas ton amie. Elle est mère de tous les vices.
Il en est ainsi pour le pompiste du Cours
Marc Nouaux, le boucher, l’agent municipal… Ma mère m’aime tant qu’elle me
protége de tout et de tous. Seul, le cocon douillet de notre appartement me met
à l’abri des turpitudes de la ville et des griffes des croquemitaines.
— Pourquoi est-on obligé de se rendre
chaque jour à l’école ? Je préfèrerais rester ici avec toi.
Je sais faire mouche avec cette
réflexion. Son regard translucide se fixe alors sur moi. Il me semble que ses
yeux s’humidifient d’émotion.
— Tu dois bien travailler à l’école
afin de devenir quelqu’un de bien. Si tu n’apprends pas convenablement, tu
seras une personne de peu de valeur et je serais moins fière de toi. Ton
enseignant est une sainte personne, Charles. Je pense qu’il est rigoureux et
juste, aussi tu dois avoir foi en son jugement et suivre ses préceptes.
Le froid glacial part de sa main
posée alors sur la mienne, remonte par mes veines pour atteindre mon cœur et le
cristalliser. Chaque fois, sa main sur la mienne cristallise mon cœur. Si ma
mère apprenait ne serait-ce que le tiers, même la moitié, de ce que le maître
pense de moi, elle ne me regarderait même plus ! Elle ne me toucherait
même plus de sa main glaciale ! Main froide, cœur chaud, dit-elle.
Chapitre 3
Je sors de chez moi, je ferme la
porte le plus silencieusement possible. C’est délicat car les gonds ne sont
toujours pas graissés. La porte palière voisine, immobile, me surveille de son
judas. Quand j’étais plus petit, je pensais que Judas était le nom du vilain
voisin invisible derrière sa porte. Un traître qui passait ses journées à épier
nos allées et venues. Plus loin, sur le palier, la porte des Férimont. Eux
aussi, sont souvent absents pour des voyages. Mais pas au point d’être
invisibles !
Je descends les deux étages,
regardant à peine l’homme qui monte avec peine les marches. C’est le voisin du
troisième. Maman dit qu’il ferait bien de travailler plutôt que de profiter de
sa pension de guerre à faire des enfants. Je pense aux enfants de ma classe.
Est-ce que leurs parents ont beaucoup fait la guerre ?
Passage devant la loge de la
concierge, « la Morue », comme je me permets de la surnommer en
moi-même. Je n’oserais jamais l’avouer à maman. Je file. Je suis le vent.
Insaisissable et furtif.
A l’école, une fois la porte cochère
passée, je me poste dans un coin de la cour, loin des jeux brutaux des autres
garçons. Les sports, comme le football, par exemple, me sont interdits car je
pourrais y laisser un lambeau de vêtement. Je joue seul contre le grillage qui
nous sépare de la cour des filles. Enfin, je joue…. Je fais semblant de jouer
seul. Je m’invente des histoires de jeu. Parfois, un garçon un peu plus calme
que les autres me propose une partie de billes ou d’osselets. Je refuse la
plupart du temps. C’est compliqué d’avoir des amis. Maman dit que les amis sont
trop intrusifs, qu’ils deviennent aussitôt envahissants. Des sangsues dont on
ne peut plus se défaire.
Le maître frappe dans ses mains et
le cortège s’ébranle en direction de la salle de classe où je souffrirai encore
de mon d’ignorance et du mépris des autres élèves. Si c’est ma guerre à moi,
j’aurai beaucoup d’enfants plus tard.
à suivre...
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